De la frustration géométrique aux liquides de spin
 
 
 
  Frustration géométrique    
 
Les systèmes magnétiques sont, par leur simplicité, au cœur des confrontations entre théorie et expérience. En général, les interactions entre moments magnétiques sont à l’origine d’une transition, à une température de l’ordre de l’énergie d’interaction, vers un état ordonné; ferromagnétisme, antiferromagnétisme…. Plusieurs facteurs peuvent cependant déstabiliser cette mise en ordre tels que les basses dimensionnalités, les fluctuation quantiques ou encore le désordre des interactions, et conduire à de nouveaux états de la matière.
   
 
   
  Une voie, très explorée à l’heure actuelle est celle de la frustration géométrique dont l’archétype est le réseau triangulaire antiferromagnétique : comme on le voit sur la figure ci-dessus, il est impossible dans cette géométrie de satisfaire simultanément les trois interactions antiferromagnétiques (AF). Un des spins est forcément…frustré ! Dans une vision classique, cette frustration est résolue dans un état de compromis où les spins sont à 120° les uns des autres, c’est-à-dire un état où les interactions antiferromagnétiques sont partiellement satisfaites pour les 3 spins.
   
  Frustration et dégenerescence    
  On peut remarquer qu’il y a deux manières, équivalentes du point de vue énergétique,  d’arranger les 3 spins à 120° pour résoudre la frustration sur un triangle.  Pour un réseau triangulaire, le choix d’une configuration sur un triangle force de proche en proche le même choix pour tous les triangles du réseau.  La dégénérescence globale du système est de 2 comme pour le triangle de base, c’est la dégénérescence habituelle des matériaux antiferromagnétiques.    
 
   
  La situation est très différente pour des réseaux construits à partir de triangles qui ne partagent qu’un sommet et non un coté comme dans le cas triangulaire. On peut par exemple former des chaînes de triangles (réseau en dents de scie – 1D) ou un réseau en étoile de David à 2D obtenu à partir du réseau triangulaire en supprimant un triangle sur deux, une rangée sur deux. Ce dernier type de réseau est appelé Kagomé d’après le nom de paniers japonais très répandus dont le maillage est justement en étoile de David. C’est aussi un motif courant des mosaïque turques !    
 
   
 

A trois dimensions, on peut construire un réseau frustré à partir de tétraèdres à sommet partagés : c’est la géométrie des composés pyrochlores. Dans ce type de réseau faiblement connectés, le choix de l’orientation des spins sur un des triangles n’a (quasiment) pas d’influence sur les triangles voisins et la dégénérescence globale du système croit exponentiellement avec le nombre de triangle. Autrement dit, à l’échelle macroscopique, l’entropie par spin reste finie même à température nulle et on s’attend à un état fondamental fortement désordonné.

   
  Les modes mous    
 

La faible connectivité du réseau kagome permet non seulement un nombre infini d’états fondamentaux mais aussi des excitations très particulières, collectives mais localisées, c’est-à-dire incluant un nombre fini de spin ( 6 sur la figure) qui relient ces différents états fondamentaux. Ces excitations ne coûtent aucune énergie au système et peuvent donc subsister même à température nulle ! A T=0 on prévoit ainsi un état très désordonné, avec uniquement des corrélations entre les directions des spins à très courte portée, et dynamique : c’est l’équivalent magnétique d’un liquide, dont la dénomination de liquide de spin.


   
 
   
  L'approche quantique : les liquides de spin    
  Pour déstabiliser tout ordre magnétique à longue portée, on a intérêt en plus de la géométrie « frustrante » à considérer les spins les plus faibles, idéalement S=1/2, afin d’augmenter les fluctuations de nature quantique. Dans ce cas, la description classique précédente ne s’applique plus même si elle permet de comprendre la physique en jeu. Le problème quantique n’est toujours pas résolu rigoureusement mais il semble qu’un bon candidat pour l’état fondamental soit l’état à liens de valence résonants (RVB pour « Resonating Valence Bond » en anglais) imaginé par Anderson il y a plus de 30 ans et dont on recherche depuis lors une réalisation expérimentale. Cet état a été invoqué dans de nombreux contextes, entre autre dans les supra-conducteurs à haute température critique. Dans cet état les spins s’apparient deux par deux pour former une entité non magnétique, un singulet. L’état total est alors la superposition de tous les recouvrements possibles du réseau par ces singulets. C’est un état liquide car les singulets ne sont pas figés. Il y a à l’heure actuelle une forte activité théorique afin de montrer que cet état est bien l’état fondamental du système mais aussi afin de comprendre ses excitations magnétiques et non magnétiques.    
 
   
  Que cherchons-nous ?    
 

L’objectif premier de la recherche expérimentale autour des liquides de spins est bien sûr d’abord de synthétiser un matériau susceptible de présenter cette physique : c’est à dire un matériau avec un réseau magnétique faiblement connecté et décoré de spin ½. Cet objectif n’est encore pas réalisé malgré une activité intense en chimie des matériaux. Il y a un petit nombre de bons candidats avec chacun leurs défauts, spin>1/2, anisotropie des spins, des interactions, non stoechiométrie etc.. Tout l’enjeu est d’extraire dans chaque cas la physique frustrées intrinsèque, indépendante des perturbations du modèle idéal. On souhaite ainsi caractériser l’état fondamental liquide de spin, savoir s’il y a un gap dans les excitations magnétiques du système, déterminer la nature de ces excitations etc. Les sondes locales du magnétisme que sont la RMN et la μSR sont parfaitement adaptées pour réaliser ce programme.

Les perturbations des systèmes réels, leurs « défauts », ne sont d’ailleurs pas toujours des inconvénients. Dans certains cas, ils conduisent à stabiliser des états fondamentaux tout aussi exotiques que l’état liquide de spin et que l’on n’avait pas toujours prévus tels que les glaces de spins dans certains pyrochlores. L’effet d’une impureté dans le système peut permettre de révéler les corrélations en jeu dans la phase pure. Le dopage des systèmes frustrés pourrait conduire à de nouveaux états métalliques voire supraconducteurs !

   
       
  vers une realisation experimentale    
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